CHAPITRE PREMIER

 

            OCTOBRE 1978

             

            Jacques Delouvert tambourinait du doigt sur le plateau de son bureau. La main était grasse, rose et boudinée. Nerveuse pourtant. Par la grande baie vitrée, Delouvert pouvait contempler le spectacle des toits de Paris. Son bureau se trouvait au dernier étage du grand immeuble courbe de verre et de béton abritant les locaux du Parti. Mais Delouvert se foutait des toits de Paris, des pigeons, des reflets moirés du soleil sur les ardoises luisantes. Poésie de pacotille, sensibilité populiste, nostalgie petite-bourgeoise.

            De sa grosse main, il saisit la fiche photocopiée qu’il étudiait depuis une heure. Il l’avait examinée à la loupe, détaillant lettre par lettre les annotations manuscrites et les cachets apposés en bas de page. Aucun doute possible : ce n’était pas un faux. D’ailleurs, quand bien même il se fût agi d’une contrefaçon, les renseignements consignés sur le document étaient rigoureusement exacts. Delouvert était un des rares hommes (une dizaine ?) à le savoir.

            Il s’empara d’un gros briquet fixé sur un socle d’onyx, un cadeau offert par une délégation du Parti grec, et fit brûler la feuille. Une odeur âcre s’en dégagea.

            Delouvert plongea dans ses souvenirs, comme on descend dans un gouffre. La date mentionnée sur la photocopie qui se consumait lui rappelait une période difficile de sa vie, durant laquelle il était resté cloîtré entre les quatre murs d’une chambre triste, au premier étage d’un pavillon de la banlieue parisienne.

            Devant les yeux de sa mémoire, le papier à fleurs qui tapissait les murs de cette chambre se reconstitua, tel un kaléidoscope incertain. Delouvert en ressentit des réminiscences de nausée claustrophobe. Il se passa la main sur le visage pour chasser ces visions de bergères à la robe vaporeuse, taquinées par des nobliaux en costume XVIIe, reproduites à des dizaines d’exemplaires sur les parois de sa tanière : horreur insondable… Ses pensées d’alors oscillaient sans cesse entre les angoisses de la capture et l’exaltation conférée par les responsabilités suprêmes.

            L’histoire du document qu’il détruisait à cet instant, il l’avait apprise plus tard, beaucoup plus tard. Il écrasa les cendres dans une coupelle de cuivre posée sur le bureau.

            La photocopie était parvenue sous triple enveloppe adressée à Delouvert lui-même, avec une recommandation tapée à la machine, péremptoire, concise, inquiétante : « Rigoureusement personnel, exclusivement destiné à Delouvert. »

            C’était un lundi. Il était arrivé au siège du Parti guilleret, heureux de savourer la douceur d’un automne encore chaud. Et cette saloperie avait taillé en pièces sa bonne humeur. Pour combien de temps ? Tout dépendait des décisions qu’il allait prendre…

            On sonna. La secrétaire passa la tête dans l’entrebâillement de la porte et annonça Coulvin. Sitôt décacheté le message, Delouvert avait fait convoquer son second.

            Les deux hommes ne se ressemblaient pas. Delouvert était petit, gras, rond, son crâne était presque totalement dégarni, et de grosses lunettes à double foyer masquaient à demi son regard, tantôt bonhomme tantôt glacé. Malgré sa rondeur, Delouvert se vêtait avec recherche, faisant tailler tous ses costumes sur mesure. Il ne faisait pas son âge et, sans les bajoues épaisses, tremblotantes et striées de rides qui alourdissaient sa face, on ne l’aurait pas pris pour un vieillard. Sa voix était rocailleuse, chantante. Mis à part Fontreux, qui avait quatre ans de plus que lui, il était le doyen du bureau politique.

            Coulvin était beaucoup plus jeune. Grand, sec, le cheveu noir et dru, une fine moustache barrant la lèvre, un perpétuel mégot à papier maïs voyageant de gauche à droite des commissures, il venait d’atteindre cinquante-trois ans. Delouvert en avait soixante-dix. Coulvin ne payait pas de mine et, outre la disgrâce d’un corps filiforme, perché sur de longues jambes arquées, il était totalement rétif au b.a.-ba des usages de l’élégance vestimentaire. Pantalons tire-bouchonnés et froissés, blousons trop grands accentuant la voussure pourtant très marquée de ses épaules maigres, telle était sa silhouette, reconnaissable entre toutes, dans les allées et venues besogneuses de la masse des permanents qui s’affairaient dans les couloirs et les bureaux du siège du Parti.

            Coulvin avait grandi, mûri, humainement et politiquement, dans le sérail des assistants officiels et officieux de Delouvert, rencontré durant la guerre. Il était son homme de confiance, et son rôle réel allait bien au-delà de ses fonctions de simple membre, parmi tant d’autres, du Comité central.

            Malgré son apparence loufoque et sa réputation de rêveur, Coulvin n’était pas dénué d’un certain charme, dont il usait pour atténuer et contourner la méfiance respectueuse avec laquelle on l’abordait d’ordinaire.

            Il avait fait vite pour se rendre chez Delouvert, pressentant qu’il se passait quelque chose de grave. Sans donner de motifs à un départ subit, il avait quitté le quatuor de secrétaires fédéraux, avec qui il examinait la progression des effectifs de leur région.

            Le regard de Delouvert ne démentit pas son impression : le vieux était inquiet. Ils échangèrent une poignée de main furtive.

            — Salut, Jacques, que se passe-t-il ?

            — Je t’explique tout de suite. Viens, on ne reste pas là…

            Delouvert, de son bras court, eut un geste large pour montrer les murs. Coulvin faillit sourire devant la crainte affichée par le gros Jacques de voir le siège du Parti truffé de micros espions. Néanmoins, il suivit Delouvert jusqu’à l’ascenseur, et ils arpentèrent bientôt la longue terrasse courbe qui dominait le bâtiment. On sentait le vent frais siffler doucement dans les poutrelles métalliques du parapet faisant le tour de l’immeuble. Tout en bas, sur la pelouse, la salle de réunion du Comité central étalait sa rondeur, évoquant un gros champignon de béton posé là pour tenter d’égayer un ensemble austère.

            En quelques mots, Delouvert dévoila le contenu de la photocopie qui avait échoué le matin même sur son bureau.

            — Ta secrétaire l’a lue ?

            — Non ! Elle n’ouvre jamais mon courrier personnel…

            — Le cachet de la poste ?

            — Il n’y en avait pas : c’était dans le courrier interne au siège.

            — Quelqu’un du Parti, alors ?

            — Peut-être, ce n’est pas certain. De toute façon, ce ne serait pas plus rassurant !

            Ils dressèrent une liste rapide des gens qui s’étaient intéressés aux événements auxquels la photocopie faisait allusion, durant les dernières années. V., un journaliste de la presse bourgeoise, qui avait fait une enquête sérieuse, sans aboutir ; R., un renégat des Jeunesses, qui venait d’écrire une histoire du Parti, remuant toute la boue du passé ; G., enfin, un ex-membre du bureau politique, renégat lui aussi, ayant confié à la presse à scandale quelques articles fielleux sur le sujet.

            — Tu crois que ça vient de l’un d’eux ?

            — Ce serait étonnant, murmura Delouvert, mais il faut vérifier. La première chose dont il faut s’assurer, c’est s’il s’agit ou non d’un membre du Parti ou de quelqu’un ayant des complicités dans le Parti.

            — Mmoui… Et évidemment, avec discrétion.

            — Ça va de soi !

            — Et prévenir Douliev.

            — Je vais le faire.

            — Il n’y avait rien d’autre, à part la photocopie ?

            — Rien ! Aucune menace, aucun chantage, mais ça ne devrait pas tarder !

            — En somme, ça peut venir de n’importe où ?

            — Exactement, de rigoureusement n’importe où : de la droite, d’un renégat, des flics…

            — Tu penses Le mettre au courant ?

            — Non, pas maintenant, Il a eu des malaises, ces derniers temps. Ce n’est pas nécessaire de L’affoler.

            Ils redescendirent par l’ascenseur et se séparèrent au rez-de-chaussée du siège. Coulvin retourna s’attabler avec son quarteron de bureaucrates provinciaux. Il était perplexe. Pour la première fois depuis trente ans, il avait décelé une lueur de panique dans l’œil de Delouvert.

             

            Le gros Jacques arpenta le boulevard, lentement. Avant de quitter le siège, il avait fait contacter Douliev. Il existait de nombreuses liaisons entre le siège du Parti et l’ambassade, missions culturelles, échange de presse, etc. Mais Delouvert n’utilisait jamais ce biais pour rencontrer Douliev. D’une part, pour maintenir des apparences d’indépendance politique, d’autre part, en raison de la surveillance qui devait s’exercer sur cet attaché diplomatique un peu spécial.

            Douliev était directeur d’une maison d’édition fournissant sur le marché français une quantité impressionnante d’opuscules idéologiques en provenance de l’Est. Cette société travaillait en relation étroite avec celles contrôlées par le Parti ; Delouvert, sous couvert d’occupations éditoriales, pouvait donc rencontrer Douliev sans trop attirer l’attention.

            La librairie était installée au Quartier Latin. Delouvert prit le métro. Il aimait le métro, son odeur, la promiscuité avec la foule, « les masses populaires ». Depuis une vingtaine d’années, il n’était plus de la poignée de dirigeants les plus en vue dans les médias. Il n’avait plus de mandat parlementaire et ses fonctions officielles au sein du bureau politique, traitant de « l’animation de la lutte des idées, problèmes de la lutte pour les libertés », ne le mettaient plus en avant. Certains journalistes le prenaient pour une potiche sénile, vivotant de sa gloire passée. Peu de gens le reconnaissaient, dans la rue ou le métro, et il savourait ce demi-anonymat.

            Il se fit annoncer à Douliev, qui le reçut sans tarder. Douliev était un homme d’allure rubiconde, jovial, au teint fortement couperosé, au verbe intarissable, à la mimique éloquente. Il venait d’atteindre une soixantaine paisible.

            Delouvert exposa le contenu de la lettre. Douliev hocha la tête, alluma un cigare. Il demanda si l’on avait une idée, même mince, de la provenance possible de la fuite. Delouvert eut un geste évasif et las.

            — Rien d’autre à faire que d’attendre la suite ! dit Douliev. Pour l’instant, nous ne pouvons rien tenter.

            — Je sais, hélas. J’étais simplement venu t’informer !

            — Et Lui, tu L’as prévenu ?

            — Oh non, tu sais qu’il est fatigué ; ça Lui porterait un coup. Et tu Le connais : Il voudrait prendre l’affaire en main Lui-même.

            Douliev, un instant, resta songeur. Il se leva en soupirant fortement et se tint debout devant la fenêtre, qui donnait sur le boulevard Saint-Germain.

            — Il faut que j’avertisse le Centre. Nous aurons besoin de leur appui.

            Il serra la main moite de Delouvert, en lui tapotant affectueusement l’épaule. Ils sortirent ensemble, et se séparèrent sur le trottoir. Delouvert reprit le métro en direction du siège, tandis que Douliev hélait un taxi à qui il donna l’adresse de l’ambassade.

            Coulvin n’avait pas perdu son temps. Comme prévu, il s’était employé à vérifier si les quelques personnes s’étant intéressées, parfois avec acharnement, aux événements en rapport avec le contenu de la photocopie ne s’agitaient pas ces derniers temps.

            V. tout d’abord. Journaliste, auteur d’une étude sur le sujet, il était en reportage en Angola. V. était intelligent, rusé, mais pas pervers au point de donner ainsi le change ! Rien à craindre de ce côté. Il se préoccupait du sort des masses angolaises écrasées par l’exploitation néocolonialiste ? Fort bien ! Un bon point pour lui, qu’il continue…

            G., l’ex-membre du bureau politique, était devenu un ennemi hargneux du Parti. C’était un orgueilleux, doublé d’un cabotin. Coulvin le connaissait très bien : ils avaient milité ensemble de nombreuses années. Si G. avait été sur un « coup », il l’aurait claironné sur tous les toits, sans aucun doute. Mais…

            Il avait ses habitudes à la Coupole, donnant avec ostentation dans la bohème décadente. Il s’était laissé pousser les cheveux, et ne dédaignait pas de jouer au patriarche plein de sagesse, fricotant à l’occasion avec les nouveaux philosophes, palabrant à l’infini sur la faillite des « idéologies ». Coulvin passa à la Coupole en fin d’après-midi. G. était entouré de sa petite cour et pronostiquait la banqueroute prochaine du Parti.

            Volontiers provocateur, Coulvin vint lui tendre la main. G., un sourire méprisant sur les lèvres, accepta de la serrer, en marmonnant un jeu de mots inepte à propos des poings fermés et des mains tendues.

            — Coulvin ? ! Tu traînes dans les bistrots, maintenant ?

            — Je passais… Alors, toujours à comploter contre nous ? Qu’est-ce que tu nous prépares encore ?

            Coulvin avait saisi le paquet de revues étalées devant G. et en déchiffrait les titres avec une moue de dédain.

            — Cesse de prendre ta boutique pour le centre du monde, mon vieux ! Le Parti ne m’intéresse plus.

            Coulvin dissimula sa gêne par un ricanement et s’effaça devant de nouveaux arrivants. Il était rassuré. Des années durant, la vengeance contre le Parti qui l’avait exclu de ses rangs était devenue le but de la vie de G. Et même encore aujourd’hui, il n’eût pas dédaigné de porter un coup à ses anciens amis. Son attitude semblait démontrer qu’il n’était au courant de rien. Dissimulation ? Coulvin secoua la tête. Non, se dit-il, ça ne peut venir de G., c’est certainement pire. Bien pire.

            Restait R. Lui aussi un exclu, lui aussi un ancien. Il était devenu un universitaire assez en vogue pour ses travaux d’historien. Sa chaire à la faculté de Nanterre lui prenait tout son temps, mais sa notoriété avait fait de lui le réceptacle et la chambre d’écho de tous les racontars qui se colportaient sur les petites salades du Parti.

            Des militants aigris ou déçus lui écrivaient par dizaines et lui-même avait recueilli des milliers de témoignages sur la vie du Parti et de ses organisations satellites, pour en dresser dans ses livres un portrait humain et sociologique impressionnant par sa pertinence et sa finesse.

            R. donc, l’auteur de la lettre reçue par Delouvert ? Douteux ! R. était un pur, Coulvin le savait. En possession de ce document, il l’aurait immédiatement publié, de préférence dans Le Monde, sans chercher à manigancer de sombres manœuvres contre le Parti. R. n’avait pas le profil du maître chanteur.

            Certes ! Mais sait-on jamais ? La chair est faible. Coulvin était bien placé pour le savoir, lui qui, à la section des cadres, avait épluché la vie intime des centaines de militants à première vue taillés dans le roc.

            Coulvin connaissait fort bien une assistante d’histoire, enseignant à Nanterre, et qui côtoyait R. tous les jours. Une militante de confiance, assez âgée, qui avait travaillé avec Delouvert durant la guerre. Il lui rendit visite et lui demanda quel était le comportement de R. ces dernières semaines. Nervosité, enthousiasme, méfiance ?

            Après quelques minutes de conversation, il fut fixé. Et abandonna. R. semblait en pleine forme et se souciait plus du fils que sa femme venait de mettre au monde que des histoires nauséabondes du Parti.

            Coulvin cessa donc de piétiner et entreprit de former une équipe restreinte mais solide de militants sûrs, dévoués et silencieux, pour le cas où le Parti aurait à intervenir en franchissant quelque peu les normes de la légalité bourgeoise.

            *

 

            La surface du lac était parfaitement lisse, étale. Seuls la froissaient les clapotis de la barque. Sur la rive, la forêt de bouleaux était immobile, aucun souffle de vent ne venait agiter les branches auréolées de feuilles rousses, dont un épais tapis couvrait déjà le sol.

            Sacha Vrodine n’avait d’yeux que pour le bouchon de plastique blanc qui affleurait de l’eau. Dans sa main, il tenait le manche d’une longue canne, recouvert de liège pour mieux transmettre les vibrations que n’aurait pas manqué de provoquer un poisson venant titiller l’appât, un opulent lombric empalé sur l’hameçon.

            Vrodine était confortablement installé dans la barque, assis sur une couverture amortissant la dureté du banc. Il était vêtu d’une sorte de treillis, d’un pull de laine bleue, de bottes de caoutchouc épaisses, et fumait une grosse pipe sculptée dont le fourneau représentait une gueule de lion.

            Soudain, le bouchon s’agita à la surface, avant de s’enfoncer brusquement, pour réapparaître et s’enfoncer de nouveau. Vrodine agrippa d’une poigne ferme le manche de sa canne et ferra d’un coup sec.

            Au bout du fil, il perçut l’agitation désordonnée du poisson désormais captif. Lentement, il manœuvra le moulinet tout en exerçant des tractions rapides sur la canne. Il s’était à demi dressé dans la barque.

            Lorsqu’il estima avoir remonté suffisamment de fil, il tira violemment sur la ligne et fit sauter hors de l’eau un brochet respectable, d’environ six livres, à en juger d’après la taille.

            Il venait juste de l’enfourner dans son épuisette lorsqu’il entendit le klaxon.

            La voiture était garée sur la rive, près de l’appontement de bois où d’autres canots étaient amarrés ; il s’agissait d’une Volga noire, imposante, et Vrodine aperçut une lourde silhouette en uniforme, près du capot.

            En soupirant, il tira sur la cordelette du moteur de sa barque et plongea l’hélice dans l’eau dès que le moteur eut démarré.

            Quelques minutes plus tard, il abordait près du ponton et sautait sur le sable. Un chauffeur était assis au volant de la Volga, et le type qu’il avait aperçu du lac portait les insignes de major. Il salua Vrodine et lui remit un pli cacheté. Vrodine lut le message qui lui enjoignait de regagner la capitale sans tarder. La Volga l’accompagna jusqu’à sa datcha, située à quelques kilomètres de Rybinsk. Vrodine fit ses valises et, quelques heures plus tard, il pénétrait dans les locaux du Centre.

            En repassant près du lac, sur la route, une nostalgie sourde l’avait envahi à la vue de ce paysage serein, et il envia Maxime, le gardien de sa datcha, pour le petit festin qu’il allait s’offrir, grâce au brochet capturé l’après-midi…

            *

 

            Deux jours plus tard…

            Éric Guilon épluchait soigneusement toute la presse du Parti. Les ciseaux à la main, il confectionnait des dossiers de coupures, par thèmes, qu’il archivait avec un soin maniaque dans d’austères classeurs de métal gris, entreposés dans les couloirs et les caves du Service.

            Depuis quelques mois, Guilon avait reçu le renfort d’une petite équipe de spécialistes, qui retranscrivaient sur des microfiches le contenu des synthèses et des dossiers, miniaturisation devenue nécessaire si l’on voulait éviter l’envahissement de paperasses qui menaçait les locaux où œuvraient Guilon et ses assistants.

            Une vingtaine de personnes travaillaient là, rue B., dans un ancien hôtel particulier racheté par le Service, et entouré de jardinets conférant à l’édifice un cachet charmant. Le pavillon était bâti au fond d’une cour, délimitée par des immeubles dont la façade donnait sur la rue. De la fenêtre de son bureau, Guilon avait une vue sur les jardinets et les branches touffues d’un marronnier centenaire où nichaient les moineaux. Absorbé par leur chant, Guilon rêvassait.

            Il avait la cinquantaine grisonnante, un maintien strict, d’une élégance quasi surannée, un profil très grec, une voix chaude, suave. Il fonctionnait à la séduction, sans vergogne, tant envers ses subordonnés que vis-à-vis de ses supérieurs dans la hiérarchie complexe du Service.

            Guilon vivait avec sa femme et leurs deux filles dans une villa cossue, provenant d’un héritage providentiel, située en bordure du parc de Sceaux.

            Il avait été recruté par le Service dès son retour d’Algérie. Quelques années passées dans une ambassade derrière le rideau de fer et les nombreux succès qu’il avait remportés à cette époque avaient confirmé le choix des instances dirigeantes du Service, les amenant à confier à la jeune recrue la direction de la section chargée de « suivre » le Parti. Guilon avait fait des études d’histoire brillantes, et avait même soutenu une thèse sur le mouvement ouvrier. Sa connaissance du « sujet », additionnée à un pedigree militaire plus qu’honorable, lui avait valu cette rapide ascension.

            Il n’avait cessé de se passionner pour l’histoire, mais le caractère très tatillon du travail qu’il accomplissait pour le Service l’avait poussé à déserter la période contemporaine pour se réfugier dans des siècles plus éloignés. Il avait ainsi fait paraître une monographie sur la vie de Charles le Chauve, ouvrage ayant rencontré un vif succès d’estime auprès des milieux avertis.

             

            Yves Dartier occupait le bureau voisin de celui de Guilon. Dartier était un homme d’allure massive, trapu, au visage dur, peu avenant. Et cette impression ne pouvait qu’être renforcée par un regard froid et dénotant une intelligence qui dédaignait les vues d’ensemble, synthétiques, des problèmes, pour s’adonner à des aspects tactiques, partiels, mais fondamentaux ; Dartier préférait la ruse et la souplesse aux calculs et aux plans rigides…

            Dartier était une recrue de Guilon. Ils s’étaient connus une vingtaine d’années plus tôt dans le djebel algérien. Au cours d’une opération de nettoyage que le régiment de Guilon effectuait dans la wilaya IV, à la poursuite du chef FLN Amirouche. Guilon était officier de renseignements et procédait aux interrogatoires des fellaghas capturés. Comme sa moisson de données restait maigre, on lui avait adjoint un jeune lieutenant de parachutistes, aux méthodes plus efficaces.

            Et Dartier avait ainsi convaincu le capitaine Guilon que la gégène était certes désagréable à administrer, mais qu’elle avait fait ses preuves. Amirouche ne fut pas capturé cette fois-là, mais quelques membres de son état-major connurent une fin obscure, lors d’une corvée de bois, au petit matin…

             

            Désœuvré, Dartier était venu griller une cigarette en compagnie de son ami, lorsque Marianne, la secrétaire de Guilon, fit son entrée dans le bureau. Elle portait sous le bras une chemise cartonnée qu’elle déposa sur la table. Guilon feuilleta d’un doigt distrait la synthèse toute fraîche des événements de la matinée.

            Résumé d’articles, bande vidéo du dernier discours du secrétaire général du Parti, compte rendu des commissions préparatoires du prochain Comité central. Rien que de très banal, à l’exception d’une photo jointe au dossier et comprenant une note manuscrite, transmise par les bons soins d’un service ami.

            Guilon sursauta violemment. Dartier s’empara de la photo et lut la note, au dos du papier glacé.

            — Vrodine-arrivée Orly-10 h 30… Qui est-ce ? La photo était celle d’un petit homme d’allure plutôt ridicule, au crâne en pain de sucre, au nez grotesque par son asymétrie, mal fagoté dans des vêtements de coupe commune ; un sourire béat animait ce visage véritablement clownesque.

            — Sacha Vrodine, mon vieux ! Un de leurs plus dangereux agents !

            — Qu’est-ce qu’il vient faire en France ?

            Guilon eut un geste évasif. Il tenait la photo devant lui, et ne pouvait s’empêcher de sourire devant la face hilare de Vrodine.

            — Ce qu’il vient faire en France ? J’aimerais bien le savoir…

            — Comment sait-on qu’il est dangereux ?

            — C’est simple, chaque fois qu’il débarque quelque part, c’est toujours dans les moments chauds : il a séjourné à Lisbonne en 1975, en Espagne peu après la mort de Franco, en Italie en 68…

            — Il n’est jamais venu en France ?

            — Si ! À l’automne 72…

            — Tu disais qu’il venait dans les « moments chauds »… Que s’est-il passé en 72 ?

            — Rien, apparemment. Mais il ne s’est certainement pas déplacé pour des broutilles !

            — Il s’agit vraiment d’un type important ?

            — Oui, des fuites, en provenance de chez eux, nous l’ont confirmé…

            Guilon s’était levé et il rappelait Marianne, la secrétaire, pour lui demander d’apporter le dossier concernant Vrodine. Une pochette de carton comprenant un nombre impressionnant de photos et de comptes rendus de filatures. Dartier feuilleta rapidement.

            — Il ne se déplace pas comme ça, je suppose ? Il a une couverture ?

            — Évidemment ! Officiellement, il se présente comme le commis voyageur de la SCE. C’est une banque dont le siège est situé en Pologne, et qui traite avec différents organismes d’exportation de produits agricoles. Tu vois le genre.

            — Et la SCE a des correspondants en France ?

            — Oui : Agraton.

            Agraton était un gros consortium agroalimentaire appuyé sur un solide réseau de coopératives paysannes, dont le PDG, Guillaume Acelard, se trouvait être membre du Comité central du Parti.

            — Tu vas voir, poursuivit Guilon, dès que Vrodine met les pieds en France, Acelard lui organise une foule de réunions, symposiums, congrès…

            — Et à part couper les rubans et bâfrer dans les banquets de comices agricoles, qu’est-ce qu’il fabrique ?

            — Ah ça, on voudrait bien le savoir ! Guilon rédigea une note rapide, recommandant de faire surveiller les entrées sur le territoire national de ressortissants originaires de pays de l’Est.

            — Vrodine, on le connaît, mais ses assistants, ceux qui l’accompagnent, on ignore leur identité. Et ils ne se font pas remarquer…

            — Donc, on n’a aucune idée de ce qu’il est venu faire ici en 1972 ?

            — Rigoureusement aucune. Mais ce devait être important. Ils n’envoient pas un type pareil pour régler des affaires subalternes !

            *

 

            Le hall du siège du Parti était empli de murmures ponctués d’éclats de voix et de rires. Il était neuf heures et demie, et une session du Comité central allait se tenir incessamment. Tous les membres du Comité étaient présents ; certains arrivaient de province. Les responsables du secrétariat apparurent en groupe, sortant d’un ascenseur. À leur suite, tout le monde se dirigea vers la salle de réunion, située en dehors du siège, sur la pelouse lui faisant face.

            Les titulaires du bureau politique prirent place à la tribune. Delouvert était à l’extrême droite. Coulvin, une serviette bourrée de documents à la main, s’assit lui aussi, tout au fond de la salle, perdu parmi les cent cinquante membres du Comité central.

            Le secrétaire général entama un rapport fleuve sur la préparation par le Parti des prochaines élections législatives. Delouvert, abrité derrière ses grosses lunettes, détaillait les visages attentifs. Il ne connaissait pas personnellement tous les présents, mais leur biographie, celle qu’ils devaient remplir avant d’accéder à un poste de responsabilité, était nette dans sa mémoire.

            Le Comité central s’était considérablement rajeuni depuis quelques années. Les vétérans des temps héroïques se faisaient rares. Parmi les nouveaux arrivants, bien peu avaient eu à souffrir de leur appartenance au Parti. La répression, la prison leur étaient inconnues. Les ouvriers récemment promus pouvaient avoir eu à faire face aux tracasseries patronales, certains avaient fait le coup de poing contre les barbouzes des « syndicats maison » : tout cela représentait bien peu en regard des combats glorieux menés par la génération de Delouvert. L’Espagne, la Résistance, c’était déjà de l’Histoire... Delouvert se demandait si l’ordure qui lui avait fait parvenir la photocopie était assis là, à quelques mètres de lui.

            Amplifiée par les haut-parleurs, la voix grasse du secrétaire général égrenait sa morne litanie. Debout, face à la tribune, fixant tour à tour les militants assis au premier rang, le chef du Parti martelait ses arguments, fronçant le sourcil qu’il avait broussailleux, pointant le doigt pour souligner les passages importants de son discours.

            Pendant les réunions à huis clos, il usait d’un ton plus modéré que lors de ses apparitions à la télévision. Le maniement hasardeux de la langue qu’il affichait alors, alourdi de formules à l’emporte-pièce, faisait la joie des journalistes et des imitateurs qui avaient déniché en lui un sujet de choix pour leurs satires.

            Delouvert n’avait jamais beaucoup apprécié le secrétaire général. Il l’avait vu franchir un à un, avec opiniâtreté, tous les échelons de la hiérarchie du Parti, l’officielle et l’occulte, prenant progressivement de l’assurance, s’affirmant d’année en année comme dirigeant jusqu’au poste suprême auquel il avait accédé en 1972.

            Delouvert savait que derrière ces allures de matamore se dissimulait une nature anxieuse, assoiffée de pouvoirs et d’honneurs, d’autant plus implacable dans son ambition que les capacités sur lesquelles elle s’appuyait étaient bien minces. Le « général » n’avait ni la carrure ni l’envergure que l’on remarquait dès l’abord chez ses prédécesseurs.

            Polémiste virulent mais confus, le secrétaire général n’était pas féru de théorie, ne maniait aucune langue étrangère, était ignare en matière d’économie.

            Sur tous ces points, la baudruche se fût vite dégonflée sans l’assistance efficace du brain-trust polyvalent qui formait son entourage quotidien. De tous les hommes qui avaient dirigé le Parti, il était sans conteste le plus limité, et le plus fragile… Son seul talent, réel celui-là, était d’être un tacticien redoutable lors des manœuvres internes à l’appareil, qu’il connaissait sur le bout des doigts.

            Malgré ces réserves, Delouvert avait été un des artisans les plus habiles de la carrière fulgurante de cet homme. Et si le jouet fonctionnait seul (et de manière parfois désordonnée), il n’en restait pas moins une marionnette dont on pouvait cisailler les fils.

             

            À l’autre bout de la salle, Coulvin était d’humeur morose. Les sessions du Comité central étaient pour lui un véritable pensum : il connaissait d’avance toutes les décisions qui y seraient votées avec une unanimité sans faille.

            Mais si le salopard qui avait fait parvenir à Delouvert le document photocopié était dans cette salle, peut-être se manifesterait-il d’une façon ou d’une autre ? Aussi fallait-il ouvrir l’œil.

            Coulvin et Delouvert souhaitaient ardemment que ce fût le cas. Tout compte fait, une tentative de chantage interne à l’appareil s’avérerait plus simple à étouffer, même si l’on avait affaire à des coriaces. Le Parti en avait vu d’autres.

            Au milieu de l’après-midi, la résolution fixant le cadre des activités pour la période à venir fut adoptée. Le Comité central allait à présent se scinder en de multiples commissions, chargées d’approfondir les points de détail. Au-dehors, la presse attendait. Les journalistes se ruèrent sur la haute stature du secrétaire général, qui cligna des yeux sous les flashes, sans pour autant se départir de son sourire éclatant.

             

            Delouvert avait retrouvé Coulvin, et ils montèrent s’isoler dans un bureau.

            — Douliev a fait venir Vrodine…

            — Je sais, répondit Delouvert, il faudra être très attentifs à la sécurité, Vrodine est connu comme le loup blanc.

            — Qu’est-ce qu’il propose ?

            — Rien, d’après Douliev, il est furieux. Il pense que c’est nous qui avons fait une connerie.

            — Laquelle ?

            — Il ne précise pas ! Tu sais, c’est lui qui a tout réglé en 72, et s’il a laissé échapper un détail, il ne tient pas à endosser la responsabilité aujourd’hui : c’est plus commode de nous accuser !

            Coulvin raconta ses démarches pour constituer une équipe solide, sur laquelle on pourrait s’appuyer en cas de coups durs.

            — Tu as prévenu Acelard, pour la couverture de Vrodine ?

            — Oui… Je viens de le voir, au Comité central. Il va lui organiser quelques rencontres avec des pontes d’Agraton, échelonnées sur plusieurs jours.

            — Acelard n’a pas demandé de précisions ?

            — Non, mais il faut se méfier de tout le monde !

            — Même d’Acelard ?

            — Même d’Acelard !

            *

 

            Les diverses commissions du Comité central travaillèrent jusque assez tard dans la soirée. Éric Guilon avait dû annuler un repas de famille, sans donner de motifs à sa femme, qui avait l’habitude des horaires de travail parfois biscornus de son mari.

            Il suivit à la télévision, dans son bureau du Service, le reportage sur la réunion du Comité central. Il était entouré de ses collaborateurs les plus directs. Prévenus que les prochains jours (les prochaines semaines ?) allaient voir s’accumuler les heures supplémentaires et peut-être les nuits blanches, ils étaient là, résignés, autour de leur patron.

            — Sur qui on se centre ? demanda l’un d’eux.

            — En premier lieu : Vrodine ! Ne pas le lâcher d’une semelle ! Il faut noter tout ce qu’il fait, qui il reçoit, tout ! La dernière fois, en 72, son emploi du temps semblait assez net, mais il y avait sans doute une astuce que nous n’avons pas su découvrir.

            — Et ensuite ?

            — Ensuite, Delouvert. S’il se passe quelque chose, il est forcément au courant.

            Guilon expliqua qu’il n’était pas nécessaire de s’attarder sur le cas de Douliev qui, il en était certain, ne se mouillerait pas, sous peine de voir rejaillir d’éventuelles bavures sur l’ambassade… D’ailleurs, le service chargé de surveiller les diplomates avait proposé son concours, Guilon était donc garanti de ce point de vue.

            Il répartit sur plusieurs jours les tours de garde et de filature en direction des deux cibles sélectionnées.

            Après la réunion, il se rendit rue N. où le responsable du Service l’avait convoqué, sitôt reçue la note d’information concernant Vrodine.

            Il était tard, et les locaux étaient déserts. Seuls les plantons de garde étaient présents. L’un d’eux escorta Guilon jusqu’au second étage, où se tenait le bureau de Vilandier, le supérieur de Guilon. Guilon était tendu, et il arpentait nerveusement les longs couloirs au parquet craquant. Le planton annonça son arrivée, Guilon fit antichambre une ou deux minutes encore, dans un salon aux lambris dorés. Enfin la porte s’ouvrit.

            Après s’être raclé la gorge, Guilon salua Vilandier. Le bureau était meublé de façon austère. Seules, quelques photos encadrées, accrochées aux murs, égayaient la pièce. Hormis celles de membres du Service morts en opération, la collection de clichés semblait vouloir résumer la carrière de l’homme qui trônait derrière le large bureau Directoire.

            La 2e DB, l’Indochine, l’Algérie, telle était l’épopée personnelle de Vilandier. Guilon, invité à s’asseoir, s’exécuta.

            — Alors, mon cher Éric, quelle est cette histoire Vrodine ?

            Vilandier avait toujours usé d’une certaine familiarité à l’égard de Guilon : il avait fort bien connu son père, dont le cadavre avait certainement fini de pourrir dans la boue de Diên Biên Phu. Fils de colonel, Guilon avait tout naturellement l’estime de Vilandier.

            — Vrodine ? J’aimerais bien le savoir, mon général… Il vient d’arriver, et j’ai mis un dispositif à ses trousses. Il faut attendre.

            — Vous semblez pessimiste !

            — La dernière fois, en 72, nous n’avons rien pu découvrir.

            — Cette fois, vous réussirez ! J’ai pris des mesures pour que la stupide concurrence entre nos différents services ne vienne pas perturber votre action. Les RG resteront dans leur trou. Ils ne s’accrocheront pas aux basques de n’importe qui avec leurs godasses à clous ! Vous serez responsable. Seul et responsable de A à Z. Si le besoin s’en fait sentir, n’hésitez pas à faire appel à moi, et votre équipe sera renforcée.

            Guilon s’empressa de remercier. Il n’était pas heureux de la tournure que prenaient les choses. Certes, la perspective de coincer Vrodine le séduisait mais, en cas d’échec, il ne tenait pas à porter le chapeau.

            — Dites-moi, Éric, reprit Vilandier, quel nom de code allez-vous donner à votre opération ?

            Guilon sourit. Vilandier était très friand de ce genre de facéties. Détaché du terrain, il semblait croire à la force des mots. Il réclamait sans cesse des organigrammes, des plans, des prévisions et, surtout, du langage codé.

            — Vrodine va nous amuser avec ses pérégrinations auprès des paysans d’Agraton. J’ai donc pensé à « Koulak » !

            — Koulak ? Moui ! Koulak sonne bien. Va pour Koulak !

            Quelques minutes plus tard, Guilon quitta Vilandier, pour retourner rue B., où il attendit patiemment la venue de Dartier.

             

            Tandis que Guilon se rendait chez Vilandier, Dartier avait guetté la fin des réunions des différentes commissions du Comité central. Enfin, vers 23 heures, il put rencontrer un des principaux informateurs du Service à l’intérieur du Parti.

            Il avait rendez-vous place de la République, dans une brasserie. La salle était bourrée de monde. Un match de football important venait de se dérouler, et les supporters envahissaient les rues, et surtout les bistrots, dans les environs de la gare de l’Est.

            L’homme était petit, d’allure insignifiante ; Dartier lui trouva même une vague ressemblance avec Vrodine. Il s’agissait d’un économiste assez connu. Sa mise « à la disposition » du Service avait été l’une des toutes premières « réussites » de Dartier, peu après son recrutement par Guilon. Dartier était parvenu à coller sur le dos du pauvre homme une histoire de mœurs très gênante, dont il menaçait de révéler la teneur si le militant refusait de fournir des informations.

            Dartier ne discuta que quelques minutes avec son indic, qui lui remit un double des notes prises lors de la session du Comité central.

            Peu de temps après, il retrouvait Guilon, rue B.

            — Alors, quelle était l’atmosphère là-bas ?

            — Leurs salades habituelles : les méchants monopoles, les complots hideux ourdis par la bourgeoisie décadente pour entraver le processus d’émancipation des masses laborieuses…

            Guilon sourit : Dartier était un très bon imitateur du secrétaire général.

            — Comment était le grand manitou ?

            — Au mieux de sa forme ! Il leur a infligé un rapport de plus de trois heures. Sans boire.

            — Delouvert était présent ?

            — Oui, il paraît qu’on le voit, à la télé, durant la sortie de la salle. Il semble avoir pris un coup de vieux, ces temps-ci…

            — Et Acelard ?

            — Présent également. Il a annoncé la tenue d’une série de conférences sur l’évolution des prix agricoles, l’Europe verte, le problème des montants compensatoires, tout le tralala. Et toi ? du nouveau sur Vrodine ?

            — Néant ! Mais cette fois-ci, on ne le loupe pas. La direction est décidée à mettre le paquet. J’ai carte blanche, et du renfort si j’en demande. Il faut obtenir des résultats. Sinon, Vilandier nous tombe dessus…

            — Je croyais qu’il t’avait à la bonne ?

            Guilon, en guise de réponse, se contenta de secouer la tête. Il avait saisi son pardessus et entraînait Dartier vers la porte. Ils firent une halte rapide dans un bar des environs, avant de se séparer.